Dans de nombreuses équipes agiles avec lesquelles j’ai travaillé, un point positif remontait systématiquement : “il y a une bonne ambiance, tout le monde est arrangeant”.
A première vue, c’est une très bonne chose, mais observons le phénomène différemment.
Et si cette manière de fonctionner était un piège, et si c’était un bon moyen de se planter ensemble ?
Arrangeant (adj.)
“Qui est disposé à s’arranger, à s’entendre, à trouver des accommodements ; conciliant.”
Larousse
Une définition qui sied à merveille aux valeurs d’une équipe agile, qui favorise la recherche d’un état convenable pour tous, d’un meilleur fonctionnement global au service du produit.
Dans la réalité des équipes agiles, cet accommodement se matérialise sous bien des formes dans les équipes :
Accepter une demande non ready, accepter une demande non done, accepter d’attendre quelqu’un pour le daily meeting, accepter une demande avec des anomalies même importantes, accepter la demande d’un autre projet d’emprunter une personne, accepter de déplacer la rétrospective pour avoir tout le monde, accepter de recevoir une demande à l’intérieur d’un sprint scrum même tard, accepter d’organiser une réunion fondamentale même si les personnes que vous aviez vues comme importantes ne sont pas là…
Vous voyez où je veux en venir ?
Être arrangeant c’est privilégier l’entente
S’arranger (verbe pronominal)
Parmis les définitions du Larousse, deux m’intéressent particulièrement
“Se mettre d’accord, trouver un terrain d’entente avec quelqu’un.”
“S’accommoder de quelque chose, s’en contenter en prenant son parti des inconvénients.”
Larousse
S’arranger, c’est donc trouver un terrain d’entente en prenant son parti des inconvénients. S’arranger c’est donc accepter une situation acceptable pour les différents partis mais malgré tout, au dépend de son propre intérêt.
Pourquoi agissons-nous ainsi ? Qu’est-ce qui nous pousse à plier dans l’intérêt d’autres personnes ?
Plusieurs explications possibles :
- L’altruisme : Le souci désintéressé du bien d’autrui.
- L’empathie, la bienveillance : comprendre les difficultés de l’autre, faire preuve d’indulgence
Nous sommes altruistes, empathiques ou bienveillants car c’est le penchant naturel de certains et aussi parce que c’est un comportement valorisé par les normes sociales et sociétales de nos environnements pour le bien du collectif, de l’organisation. Ces valeurs sont d’ailleurs aujourd’hui au centre de la transformation culturelle de nos entreprises.
Vous qui lisez ces lignes, préférez-vous un environnement individualiste, égoïste, égocentrique pour son propre bien ou un environnement collectif, au service de l’autre pour le bien de tous ?
D’autres explications peuvent se trouver dans :
- Le principe de dette : se dire que si on fait une bonne action envers l’autre, il y a plus de chance que l’ascenseur soit renvoyé à un moment donné
- La peur du conflit : qui nous pousse à trouver un moyen de contenter l’autre de peur de rompre la relation, d’avoir mal, de faire mal, d’être jugé et rejeté.
Ces mécaniques humaines se font au niveau individuel mais aussi collectif. Des équipes se mettent d’accord pour rendre service, accepter une situation qui arrange d’autres équipes ou d’autres personnes.
Être arrangeants pour de « bonnes raisons »
Parfois, le choix d’être arrangeant se fait sur cette volonté de maintenir la bonne entente et parfois la bonne entente fait partie d’un ensemble de critères de décisions.
Ce que j’ai observé c’est que beaucoup de ces arrangements sont analysés sous l’angle des “bonnes raisons”. Le processus est le suivant : il nous semble important d’être arrangeant puis nous trouvons toutes les bonnes raisons de l’être.
Biais de confirmation
Le biais de confirmation est surement un des biais les plus courants. Cela consiste à chercher constamment à confirmer sa façon de penser plutôt qu’à la remettre en cause. En d’autres mots le biais de confirmation c’est ce qui nous incite à continuer à croire ce que l’on croit déjà.
http://www.biaiscognitif.com/le-biais-cognitif-de-confirmation/
Et c’est là que le piège survient. On liste rarement les “mauvaises raisons”, les effets collatéraux, les effets pervers plus difficiles à estimer et dont la matérialisation peut se faire à moyen ou long terme (sorte d’effet boîte de pandore où une action qui semble juste ouvre la voie à de nombreuses dérives difficiles à rattraper).
Les risques personnels et collectifs d’un comportement arrangeant
La corrélation entre le fait d’être arrangeant, d’avoir eu un comportement “positif” et les dysfonctionnements dans les équipes, sur les projets, les produits, les individus est loin d’être évidente.
Je vous propose d’analyser les risques potentiels.
Au même titre que j’ai listé les petits arrangements, je vous propose de lister des dysfonctionnements d’équipe voire des difficultés personnelles :
- Accepter des demandes peu creusées pour ne pas rompre son flux de travail. Ce faisant, nous avançons dans le brouillard où chaque pas génère des questions voir pire des suppositions non validées. Résultat : une tâche sans fin voir à refaire.
J’avais travaillé avec une équipe scrum qui acceptait de prendre des items dont le besoin était flou. La “bonne raison” était que cela leur permettait de travailler et de ne pas trop mettre la pression sur le métier. La réalité était que l’équipe n’arrivait absolument jamais à terminer quoique ce soit, permettait au métier de revoir sa copie en continu sans prendre de décision finale.
- Acceptez de prendre une demande tard dans le processus et vous risquez de ne pas pouvoir faire de vérifications correctes, de ne pas analyser comme il se doit, pressés par la date de livraison, la date de rendu.
Cela peut aussi créer des tensions avec le temps entre les différentes équipes.
Dans un autre contexte de projet informatique, j’ai vu la maîtrise d’ouvrage (MOA) et la maîtrise d’œuvre (MOE) s’écharper.
D’un côté la MOA reprochait à la MOE de générer des anomalies, de l’autre la MOE reprochait à la MOA de leur donner des demandes trop tard et de ne pas avoir le temps de tester. Mais ce que la MOE ne percevait pas, c’est qu’elle s’était mise elle-même dans cette situation en acceptant de prendre des éléments tard dans le processus, de déverrouiller des crans de sécurité pour permettre à la maîtrise d’ouvrage de faire passer des choses « urgentes » et que cette MOE s’était mise d’elle-même en incapacité de tester correctement.
- Faire un daily meeting (scrum ou kanban) en attendant tout le monde est un bon moyen de créer des tensions larvées de la part de ceux qui sont à l’heure. Le sentiment d’une équipe à deux vitesses avec ceux qui sont prêts au daily pour le collectif et ceux qui vivotent et sur lesquels on aligne tout le monde.
Un autre effet est le nivellement vers le chacun pour soi. Dans son livre “Entraide, l’autre loi de la jungle”, le chercheur Pablo Servigne explique que dans un environnement d’entraide, lorsque deux ou trois individus ne respectent plus les règles pour leur propre intérêt, les autres commencent à agir de même.
Dans notre cas, le fait que certains ne jouent pas le jeu poussera tout le monde à ne plus jouer le jeu.
- Accepter des livraisons de produit avec anomalies pour permettre à tout le monde d’avancer et rester dans le vert peut entraîner un retour de bâton violent si l’anomalie génère de la dette technique. Il faut aussi prendre en compte le coût du changement, c’est à dire le fait que plus la modification du produit est éloignée de sa production initiale, plus elle coûtera chère (revenir sur le sujet, se rappeler du pourquoi on a fait tel ou tel choix, avoir en tête les effets collatéraux…)
- S’arranger pour les autres. Le problème de cette mécanique est qu’elle génère de la dette émotionnelle et relationnelle. Quand bien même la personne s’adapte sans que consciemment elle n’attende de contre-partie, inconsciemment le besoin d’équité s’installe et peut, s’il ne vient pas, nuire gravement au rapport entre les parties.
Comme le disait la définition : “s’arranger” c’est accepter quelque chose au détriment de son intérêt propre.
Je me mets donc en risque au bénéfice de l’autre. Si dans un environnement simple avec une causalité linéaire le risque peut être mesuré, dans un environnement complexe cela peut devenir un problème critique.
Observons ce qu’il se passe lorsqu’un collègue sympathique, appelons le, Mr Gentil, a l’habitude de soulager ses collègues en récupérant de nombreuses tâches. Ce faisant, le système compte sur lui et s’habitue à ce que Mr Gentil soulage l’équipe. Le jour où Mr Gentil explose sous la charge, le système complet s’engorge incapable de gérer. Mr Gentil culpabilise de ne pouvoir gérer. L’impact est collectif et personnel.
Autre effet potentiel à moyen ou long terme est celui dont nous parlions quelques lignes plus haut sur la dette que va générer Mr Gentil sans que les autres n’en aient conscience. A moyen ou long terme, une crise pourra éclater pour quelque chose qui semblera futile et incompréhensible à tous. Il s’agira simplement de Mr Gentil qui, sans en avoir conscience, ajoutera à cette “broutille” toute la dette accumulée.
Enfin, Mr Gentil peut tout simplement “cramer” à petit feu sans que ce soit trop visible et qu’une alerte soit lancée.
- Enfin, mettre en œuvre des arrangements peut créer une perte de rythme, de performance. Les règles permettent de créer des points de repères. Ce sont ces éléments stables qui permettent de mieux comprendre les variations de performance : “tout étant égal par ailleurs”.
S’arranger avec ces repères (décaler une réunion, livrer plus tard pour être sûr de finir…) peut avoir un effet néfaste sur la performance.
Arrêtons d’être arrangeants
En étant disciplinés
Discipline (n.f)
« Ensemble de lois, d’obligations qui régissent une collectivité et destinées à y faire régner l’ordre ; règlement »
« Aptitude de quelqu’un à obéir à ces règles »
« Règle de conduite que l’on s’impose, maîtrise de soi, sens du devoir »
Larousse
Pour que l’agilité fonctionne, il faut de la discipline.
Des règles sont définies par les individus pour eux-mêmes et le collectif pour lui-même. Ces règles de conduite que l’on s’impose.
Elles doivent être mises en places, partagées, explicites.
Pour être agile, il est nécessaire de revenir à un juste nécessaire et suffisant de règles. De ce fait, par rapport aux organisations lourdes, cela revient à supprimer des règles et par rapport à un environnement “à l’arrache”, à en rajouter.
Comme je dis souvent aux équipes que j’accompagne, moins il y a de cadre, de règles, plus il faut de discipline.
En sachant dire « non »
Parfois, bien que cela nuise à la relation, il est important de savoir dire non, notamment si vous ressentez le besoin de maintenir un cadre de sécurité personnelle.
Bien argumenté, en posant les “mauvaises raisons” d’être arrangeant, le “non” peut être entendu. Cela peut avoir un impact sur la relation à court terme mais vous aurez éviter des impacts non identifiés à moyen et long terme sur le projet et cette même relation.
Exemple
L’équipe que j’accompagnais et qui acceptait des demandes non “ready” a fini par expliquer qu’ils n’accepteraient plus de demande de ce type. Si au début l’équipe métier était embêtée et reprochait à l’équipe de ne pas être “agile”, “souple”… cela l’a obligée à structurer son besoin avant de passer en réalisation.
L’équipe a augmenté drastiquement sa capacité de terminer ce qu’elle commençait et finalement cela a aidé l’équipe métier à apprendre sur sa capacité de prise de décision et l’accélérer. L’équipe et le métier en ont conclu que cette décision avait permis à tous de mieux fonctionner, ensemble.
En faisant les choses en conscience
Je dis souvent aux équipes que j’accompagne qu’elles ne doivent pas se sentir bloquées par un processus particulier, une règle de fonctionnement et qu’elles doivent régulièrement prendre du recul sur leur manière de travailler pour l’adapter au contexte changeant.
Mais ces changements doivent se faire de manière consciente et l’impact lié à ces changements doit se mesurer.
Les règles et principes sont là car leur effet a été étudié et car elles offrent une sécurité.
Lorsque nous dévions de ces règles pour “aider” quelqu’un, nous décidons de sortir de la zone de sécurité.
Comme en ski, si vous décidez d’aller en hors piste et donc de sortir de la zone sécurisée, vous prenez un risque qui, malheureusement, peut être mal jugé et fatal.
Toute proportion gardée, soyez comme les professionnels, si vous décidez de partir en hors piste, soyez préparé, analysez le risque et équipez vous en conséquence.
Dans votre projet, si vous décidez de sortir du cadre pour aider quelqu’un, analysez avec la personne ou le groupe le risque pour vous, le risque pour lui, le risque pour le projet, le produit, l’équipe, l’entreprise.
Ces changements doivent se faire de manière consciente et l’impact lié à ces changements doit se mesurer (cf, ce super article HBR sur le Quotient de conscience partagé par Arnaud).
S’il est difficile d’analyser les effets, mieux vaut rester dans la zone sécurisée, le cadre défini par le collectif.
Au pire, si l’impact des risques est non négligeable mais difficile à mesurer et que les raisons vous paraissent bonnes, marquez l’action comme exceptionnelle et servez-vous en pour apprendre.
Restez sur un risque limité, mettez en place des indicateurs.
Avec de la chance, vous vous rendrez compte que le risque en valait la peine et cette exception viendra améliorer le cadre de fonctionnement du collectif.
N’oublions jamais que la richesse du collectif et son pouvoir d’amélioration se trouvent dans ses échanges engagés, convaincus, conflictuels et passionnés.
Les décisions prises lors de ses échanges doivent se faire en conscience de l’impact généré en retour.
Arrêter de devoir être arrangeants
Le titre de ce paragraphe est aussi complexe que l’est son sujet. Jusqu’à présent, nous sommes partis d’un constat, d’une situation réelle dans beaucoup d’équipes. Nous avons démarré dans un système qui poussait à être arrangeant et avons cherché comment arrêter de l’être, refuser d’être arrangeant pour le bien du système.
Et si le système ne nous demandait pas d’être arrangeant, parce que ce ne serait pas nécessaire.
Merci à Romain Vignes de m’avoir partagé la conférence TED d’Yves Morieux, directeur associé au Boston Consulting Group.
http://www.youtube.com/watch?v=0MD4Ymjyc2I
Même si le postulat d’Yves Morieux est d’exposer les environnements peu coopératifs alors que mon postulat est de décrire les dérives d’un environnement coopératif, sa présentation m’a fait réfléchir.
Dans sa conférence, Yves expose les limites des pensées organisationnelles traditionnelles. Ce qui nous pousse à générer ces comportements sont :
- Le silotage
- L’augmentation des couches intermédiaires pour faire fonctionner les systèmes
- Le manque culturel de coopération
J’en retire une réflexion sur ces modes d’organisation.
La source du sujet vient du silotage, chaque silo arrive avec son rôle, ses objectifs, son effort consenti et chaque silo peut demander à un autre silo d’être arrangeant pour valider plus facilement son objectif.
Un autre silotage, moins visible, plus complexe à traiter est lié aux rôles de chaque équipe, de chaque individu. Même dans un environnement dit “désiloté” reste des personnes avec un rôle, une mission et des tâches à effectuer.
Finalement, sans silo, pas de besoin de s’arranger.
Maintenant reste en suspens la question : que faire avec ces silos ?
Mais ça c’est une autre histoire…
Excellent ! c’est exactement le sujet que j’abordais ce matin avec un collègue.
A être trop arrangeant, on rend beaucoup service, on augmente son capital sympathie vis à vis des personnes auxquelles on rend service, mais comme vous l’indiquez, on accumule de la dette… et ça peut exploser à tout moment.(de tout côté).
L’énorme danger est que cette accumulation se fait couramment au fil du temps et qu’il est extrêmement compliqué d’en mesurer l’ampleur. En tout cas, bien vu et bien à propos. Merci pour cet article.
Dans un esprit proche :
« Quand la police appelle à être moins poli sur les routes
À Summerside, l’excès de courtoisie des citoyens serait source d’accidents. La police locale met donc en garde contre cette attitude…. »
https://twitter.com/SsidePolice/status/1144969889586847744
Merci beaucoup pour cet article, très clairvoyant
Après les leçons de l’agile bashing, le loup continue à sortir du bois